Quelle serait la monnaie de demain ?

La question se pose avec acuité aujourd’hui non pas uniquement à cause des crises planétaires qui se suivent (crise sanitaire mondialisée, crise énergétique consécutive à la guerre en Ukraine, et subséquemment la crise financière et monétaire qui s’annonce), mais aussi et surtout face au risque de perte de la confiance dans les monnaies publiques en raison de l’augmentation importante de l’offre de monnaie, en effet nous sommes actuellement dans un système où les banques centrales ont injecté énormément de liquidités et ont fixé des taux négatifs. Ce qui a permis de maintenir sous perfusion le système monétaire et financier, tout en préservant un statut quo qui semble de plus en plus fragile. En Europe et aux Etats Unis, les banques centrales, en usant et abusant de la planche à billets, ont donné les moyens à des entreprises de survivre, alors qu’elles étaient largement déficitaires et devaient plutôt déposer le bilan.

Les tenants de la réinitialisation de l’économie mondiale et à leur tête Klaus Schwab annoncent que le chaos induit par les crises successives sonnera le glas du dollar américain comme devise de réserve mondiale.  Dans son livre « Covid-19, La grande réinitialisation », il explique en rapport avec le phénomène de la dédolarisation que : « Pendant des décennies, les États-Unis ont profité du « privilège exorbitant » de conserver la réserve de change mondiale, un statut qui a longtemps été « un avantage de la puissance impériale et un élixir économique. » Dans une large mesure, la puissance et la prospérité américaines ont été construites et renforcées par la confiance mondiale dans le dollar et la volonté des clients étrangers de le détenir, le plus souvent sous la forme d’obligations du gouvernement américain. »

Le fait que tant de pays et d’institutions étrangères souhaitent détenir des dollars comme réserve de valeur et comme instrument de change (pour le commerce) a ancré son statut de monnaie de réserve mondiale. Cela a permis aux Etats-Unis d’emprunter à bon marché à l’étranger et de bénéficier de taux d’intérêt bas sur le territoire national, ce qui a permis aux Américains de consommer au-delà de leurs moyens. Cela a également rendu possible les importants déficits publics récents du pays, a permis aux États-Unis d’enregistrer des déficits commerciaux substantiels, a réduit le risque de change et a rendu les marchés financiers aux États-Unis plus liquides. Au cœur du statut du dollar américain en tant que monnaie de réserve se trouve une question essentielle de confiance : les non-Américains qui détiennent des dollars espèrent que les États-Unis protégeront à la fois leurs propres intérêts (en gérant judicieusement leur économie) et le reste du monde en ce qui concerne le dollar américain (en gérant judicieusement leur monnaie, par exemple en fournissant des liquidités en dollars au système financier mondial de manière efficace et rapide) » (Klaus Schwab et Thierry Malleret, « Covid-19, La grande réinitialisation », Forum Economique Mondial, 2020., p.61.).

Or, depuis un certain temps, plusieurs analystes et décideurs politiques envisagent une fin possible et progressive de la domination du dollar. Ils pensent désormais que les conséquences induites par la crise sanitaire pourraient être le catalyseur qui leur donne raison. Leur argument est double et concerne les deux aspects de la problématique de confiance.  D’une part, les sceptiques quant à la domination du dollar américain soulignent la détérioration, forte et inévitable, de la situation budgétaire américaine. Dans leur esprit, des niveaux d’endettement insoutenables finiront par éroder la confiance dans le dollar américain. Juste avant la pandémie, les dépenses de défense des États-Unis, plus les intérêts de la dette fédérale, plus les paiements annuels de droits – Medicare, Medicaid et la sécurité sociale – représentaient 112 % des recettes fiscales fédérales (contre 95 % en 2017). Cette voie non viable s’aggravera dans l’ère postpandémique, post-renflouement. Selon cet argument, quelque chose de majeur devra donc changer, soit par un rôle géopolitique beaucoup plus réduit, soit par une fiscalité plus élevée, ou les deux.

Autrement, le déficit croissant atteindra un seuil au-delà duquel les investisseurs venant d’autres pays que les États-Unis ne seront pas disposés à le financer. Après tout, le statut de monnaie de réserve ne peut pas persister une fois perdue la confiance étrangère dans la capacité du détenteur à honorer ses paiements.

D’autre part (en gérant le dollar américain de manière sensée pour le reste du monde), ceux qui ont des doutes sur la domination du dollar soulignent l’incompatibilité de son statut de monnaie de réserve mondiale avec la montée du nationalisme économique des autres pays. Même si la Réserve fédérale et le Trésor américain gèrent efficacement le dollar et son réseau influent dans le monde entier, les sceptiques soulignent que la volonté de l’administration américaine de faire du dollar une arme à des fins géopolitiques (comme en punissant des pays et des entreprises qui font affaire avec l’Iran ou la Corée du Nord) incitera inévitablement les détenteurs de dollars à chercher des alternatives.

Dans la perspective où le monde en sortant de cette période critique débouche sur un crash ou sur une transition réelle de l’économie mondiale, plusieurs scénarios de systèmes monétaires alternatifs sont envisageables. Les pays qui n’engagent pas une réflexion prospective sur la question ne seraient gagnants dans aucun de ces scénarios.

Le système monétaire et économique de demain pourrait être dominés soit par les Droits de tirages spéciaux (DTS), soit par le dollar américain, soit encore par une formule nouvelle monétaire combinant un panier d’étalons de références partiellement ou majoritairement numérisés.

Dans l’optique du retour de l’or-étalon dans le commerce international, le FMI pourrait avoir un rôle important à jouer car cette institution détient 2814 tonnes d’or en réserve (chiffres de 2019). Ce qui place le FMI en troisième position en termes de détention d’or. En deuxième position,  on retrouve l’Allemagne avec 3360 tonnes et les États-Unis viennent en première position avec 8630 tonnes.

Mais comment a été créé le système monétaire mondial actuel ? Pour répondre à cette question, revenir un peu en arrière ne serait pas inopportun. Après la Seconde Guerre mondiale, les accords de Breton Woods[1] avaient marqué la fin progressive de l’étalon-or et la mise en place d’un nouveau système monétaire et financier mondial depuis 1944, sous l’empire de ce système, plusieurs institutions financières internationales émergèrent à cette époque : la banque mondiale et le FMI essentiellement, ainsi que l’OMC etc. L’objectif était alors d’ouvrir, d’uniformiser et d’unifier les économies du monde sous l’égide du dollar américain, qui était directement indexé sur l’or.

Ce système du dollar adossé à l’or a plutôt bien marché jusqu’en 1971, quand les États-Unis mirent fin à la convertibilité du dollar en or, ce qui a positionné le dollar américain comme première devise de réserve internationale sans adossement à l’or.

Mais avant la suprématie du dollar américain, deux thèses se sont opposées. Celle de l’économiste américain Harry Dexter White pour lequel le dollar devait être le pivot mondial et celle symbolisée par le britannique John Maynard Keynes pour lequel le « Bancor »,  une nouvelle monnaie mondiale serait la nouvelle référence mondiale des échanges. Cette monnaie comportait une indexation sur l’or dans son fondement. On connaît la suite, le dollar américain l’a emporté.

Aujourd’hui, certains analystes comme Valérie Bugault pense que la chute possible du dollar mènerait à la promotion d’une monnaie d’échange supranationale sur le modèle du Bancor de Keynes.

Dans ce contexte, les droits de tirage spéciaux ou DTS du FMI (qui ne sont pas véritablement une monnaie, mais des unités de compte immatérielles créés par le FMI en1969), peuvent constituer, soit temporairement, soit durablement une alternative fiable au dollar. Le DTS est, en effet, un panier de devises utilisées par le commerce international et les marchés financiers, autrement dit, c’est un étalon de réserve comme l’or que l’on garderait au chaud dans les banques centrales. Le panier de devises des DTS est composé de plusieurs devises internationales : le dollar américain, l’euro, le Yen et la Livre sterling anglaise.

Si les DTS s’imposent dans le système monétaire international de demain, il ne s’agirait pas de la fin du système de Bretton Woods, mais plutôt d’un aboutissement alternatif de la gouvernance monétaire mondiale gérée par ses institutions clés. Il faudrait, toutefois, ne pas passer sous silence le rôle joué par la Chine sur l’échiquier monétaire international. La Chine a également créé des institutions Euro-asiatiques alternatives au système de Bretton Woods et donc sensées faire concurrence au FMI et à la Banque mondiale, notamment la Banque Asiatique de Développement et l’Organisation de coopération de Shanghai ou encore la Banque Asiatique d’Investissement pour les Infrastructures.

Néanmoins, la Chine fidèle à son pragmatisme, a pris aussi part dernièrement aux DTS en 2015, un moyen pour elle d’internationaliser sa monnaie, en lui attribuant une reconnaissance officielle pour stimuler les investisseurs institutionnels du monde entier. Mais pour que le Yuan devienne une monnaie de référence sur les marchés, il faudrait que la Chine rende sa monnaie convertible, c’est-à-dire qu’elle abandonne son contrôle des capitaux pour la lasser fluctuer au gré du marché de changes. Le problème c’est que contrôler la valeur de la monnaie pour le Yuan par exemple donne l’avantage de soutenir les exportations au détriment des importations. Abandonner ce pouvoir étatique sera un sacrifice difficile pour le parti communiste chinois.

On peut en faisant de la prospective, prévoir plusieurs scénarios possibles du système monétaire international. Si on postule un retour à l’étalon-or pour maintenir le statu quo actuel ou sauver le système :

1 – Premier scénario, il y aura une crise économique mondiale plus vaste, ce qui peut amener à la chute du dollar américain et à l’émergence des DTS sous une forme de cryptomonnaie possiblement indexée sur l’or est gérée par le FMI.
2 – Deuxième scénario, la crise économique mondiale peut amener ou maintenir la domination actuelle du dollar américain avec ou sans sa ré-indexation sur l’or. Peu importe la sortie de la crise, les États-Unis en sortiraient hégémoniques, au vu de la pondération du dollar américain dans les DTS et de son influence au sein du FMI, ainsi que de l’importance de leur stock d’or détenu dans leurs réserves.
3 – Troisième scénario, on peut envisager une consolidation des nouvelles monnaies ou des cryptomonnaies privées et des monnaies numériques de banques centrales (MDBC), soit une utilisation graduelle des DTS dans les transactions commerciales mondiales financières, menant à terme à l’instauration d’une monnaie numérique mondiale émise, ou du moins régulée par les banques centrales.

En conclusion, même s’il y a une concurrence monétaire international certaine qui affaiblit la domination du dollar américain dans le système monétaire mondial et les échanges commerciaux d’aujourd’hui, sa domination reste écrasante car environ 63,5 % des réserves en devises des banques centrales du monde restent constituées en dollar américain, contre 20 % en euros et 4,5% en Yen, et 1,1% en Yuan chinois.

La présidente du FMI défend aujourd’hui officiellement une monnaie mondiale à l’image du Bancor de Keynes, adossée dans un premier temps sur les DTS du FMI qui deviendraient à terme majoritaire dans les transactions mondiales. Donc l’ordre économique et monétaire mondial sera géré demain par une gouvernance mondiale du FMI par les DTS majoritairement pondérés par le dollar américain. L’or permettrait de stabiliser ou d’assurer la pérennité de ce système à court terme. Le phénomène de la dédolarisation du système monétaire est un mouvement inéluctable, mais qui ne signifie pas la fin immédiate du dollar.

Source : Maroc-Hebdo